Tribune du 10 septembre 2023 parue dans le Journal Le Monde, Débats,
co-signée par femmes et mathématiques
Le nouveau baccalauréat vient de passer sa troisième année. Censé diversifier les profils des élèves pour faciliter leur entrée dans les études supérieures et le monde du travail, le nouveau lycée produit des résultats dont la cohérence interroge : le nombre des bacheliers préparés pour des études de sciences a été réduit de moitié11. Pire, celui des bachelières scientifiques a diminué de 60%22 alors que les professionnels de l’industrie, du conseil, du numérique, de l’ingénierie et de la haute technologie demandent plus de personnes qualifiées en sciences et s’inquiètent de la trop faible présence des femmes. 69% des garçons étudient les maths en terminale et seulement 45% des filles33, induisant dans les parcours scientifiques des inégalités de genre inédites depuis les 50 dernières années44. Au lieu d’augmenter les effectifs des jeunes formés aux sciences, la réforme du lycée de 2019 les ramène à ceux des années 8055, mettant à mal la souveraineté scientifique de la France.
Face à ces constats, l’alerte a été donnée depuis deux ans par les services statistiques publics, relayée par tous, au point de devenir un sujet de campagne présidentielle. Pour autant, la réaction tardive du ministère demeure sans rapport avec l’importance des enjeux pour le pays : imposé cette année pour les élèves de première ne choisissant pas la spécialité maths, l’ajout d’1h30 de mathématiques ne peut avoir d’impact sur le public scientifique auquel il ne s’adresse pas. En effet, les mathématiques du lycée sont un socle indispensable pour toute poursuite d’études en technologies et en sciences, y compris économiques et sociales. Cette mesure ne permettra donc ni d’augmenter le nombre des élèves de formation scientifique ni de retrouver le quasi-équilibre de genre antérieur.
Nous sommes donc dans une impasse dont les conséquences sont durables et dramatiques.
Durables, car elles impactent les futurs enseignants du primaire : demain, ces aspirants professeurs des écoles auront eu une formation en mathématique au lycée beaucoup plus réduite qu’actuellement66. Ce changement des profils présage de difficultés accrues dans l’enseignement des mathématiques et des sciences à l’école que seule une formation continue intensive pourrait réduire sur le long terme. Alors que les études internationales montrent la baisse régulière du niveau des élèves en mathématiques depuis des décennies, les perspectives d’amélioration s’éloignent.
Durables aussi car le risque d’échec de la réindustrialisation promise par le plan France 2030 est réel. Il menace l’indépendance stratégique du pays. Faute d’un accroissement suffisant des effectifs de bon niveau scientifique et d’investissements solides dans l’enseignement supérieur et la recherche, on met aussi en danger la réussite des plans d’innovations technologiques indispensables pour s’adapter aux nouvelles contraintes du climat et de l’environnement, des ressources énergétiques et alimentaires, de la santé. L’absence de la France dans la course aux vaccins contre le COVID 19 reflète déjà les manques actuels.
Dramatiques, car en marginalisant les mathématiques on aggrave leur aspect élitiste en oubliant leur vertu formative, fondamentale pour tous au même titre que le français, et indispensable pour appréhender les sciences. En excluant des mathématiques les élèves non destinés à former l’« élite », celle-ci s’appauvrit en nombre et en diversité, et donc en performance. Le défaut de formation au raisonnement, essentiel au développement de l’esprit critique, favorise la propagation des fausses informations, du complotisme, et de toutes les pensées extrêmes.
Dramatiques enfin en matière d’inégalités femmes – hommes. À l’heure où le sujet de la place des femmes prédomine dans le débat politique et médiatique, l’éviction des lycéennes des parcours scientifiques renvoie la situation des femmes à une période antérieure à leur émancipation économique. Malgré leur discours, en évitant de questionner la structure du lycée les pouvoirs publics montrent peu d’ambition pour soutenir l’accès des femmes à ces formations fortement masculines, donnant accès à des emplois de qualité, variés et bien rémunérés. Croire qu’une rupture majeure due à une réforme systémique sera comblée à court terme par des actions associatives est irréaliste. D’une part, la plupart des associations actives sur le terrain oeuvrent souvent déjà depuis plusieurs décennies. D’autre part, ce serait croire qu’on peut rétablir en quelques années un demi-siècle de progrès brutalement anéantis par cette déstructuration du lycée imposée sans souci des impacts sur les équilibres laborieusement acquis.
Les répercussions se font tangibles dans les études supérieures où les formations technologiques BTS, IUT et classes préparatoires voient leurs effectifs chuter77. Les classes préparatoires scientifiques sont également impactées. Les écoles d’ingénieurs s’inquiètent du manque de public féminin. Les nouvelles classes préparatoires informatique MP2I/MPI accueillent une part de femmes d’environ 13% alors qu’elles sont au moins 23% dans les autres filières scientifiques88. La baisse de 8% des effectifs en classes préparatoires économiques concerne surtout les filles99. Les écoles de commerce peinent à remplir leurs promotions. Les prochaines années risquent de confirmer ces prémices observées aujourd’hui.
Alors, que faire ? Pour garantir à tous les élèves une formation scientifique adaptée, repenser les parcours proposés au lycée est inévitable. Assurer une augmentation significative des heures d’enseignement de mathématiques et de sciences jusqu’en terminale pour tous les élèves, améliorer la polyvalence scientifique, éliminer les impasses possibles sur les sciences, sont autant de pistes possibles. Il est indispensable de coconstruire ces solutions sans délai avec l’ensemble des partenaires impliqués en s’appuyant sur leurs compétences et les analyses disponibles. Suite aux annonces de la réorganisation du bac et du report salutaire des épreuves en juin, gageons que le nouveau ministre de l’Éducation nationale se saisira enfin de ce travail déterminant pour l’avenir.
- Note d’information n°23.09 et n°21.12 DEPP : on définit un bachelier scientifique comme un titulaire du bac S jusqu’en 2020, puis comme ayant suivi une doublette maths/sciences à partir de 2021. On compare les effectifs 2020 et 2022. Il y a 99 635 bacheliers scientifiques en 2022 et 199 153 en 2020. ↩︎
- Ibid. Les bachelières scientifiques sont 35 756 en 2022 et 95 424 en 2020. ↩︎
- Note d’Information, n°23.06. DEPP ↩︎
- Note d’Information, n°23.09. DEPP et D. Duverney, Le Baccalauréat et son contexte depuis 1962, Décembre 2006 : Le taux de filles parmi les bacheliers en doublettes maths/sciences est en 2022 de 35,9%, c’est le plus bas taux depuis 1963 (35% de filles parmi les bacheliers C,D,E). ↩︎
- Ibid. L’effectif des bacheliers scientifiques en 2022 est l’équivalent de celui atteint en 1988, et celui des bachelières de 2022 équivalent à celui atteint en 1975. ↩︎
- Note Flash, n°23.08 SIES : Actuellement, seulement 20% des étudiants dans ces formations sont issus des séries L : seuls ces bacheliers là n’avaient éventuellement plus de maths après la seconde. ↩︎
- Notes Flash du SIES, n°23.01 (CPGE), n°23.02 (BTS), n°23.07 (IUT). Entre 2020 et 2022, les baisses en filières technologiques sont supérieures à 12%, et très fortes en IUT (20% de baisse sur 2 ans). ↩︎
- Ib. n°23.01, les effectifs de MP2I sont en grande partie pris sur les MPSI où on trouve 23% de filles. En 2e année, il n’y a que 10% de filles en MPI, elles sont 22% en MP, 25% en PSI, 39% en PC et 69% en BCPST. ↩︎
- Notes Flash du SIES, n°23.01 et n°22.04 : la baisse est calculée entre 2020 et 2022 (perte d’effectif de 1 404 élèves, dont 1 331 filles) ↩︎
Signataires : Membres du Collectif Maths&Sciences et ses soutiens du monde économique.