Pourquoi ce billet ?
Celui-ci fait suite au film « Comment j’ai détesté les maths » d’Olivier Peyon. Il répond au profond étonnement de collègues enseignant en lycée devant l’absence de mathématiciennes dans le film. Elles s’interrogent, à juste titre, sur la pertinence d’y amener leurs classes composées pour moitié de filles et de garçons. En effet, se faisant peut-être le reflet de la société dans laquelle nous vivons, le cinéaste nous renvoie une image presque entièrement masculine des mathématiques, sans même évoquer qu’il y ait problème.
Il serait dommage de ne pas aller voir le film, de ne pas y emmener des classes. Mais à la sortie les discussions sur ce point s’imposent, faute de quoi le film risque d’avoir un double effet :
- aider à perpétuer l’idée que les maths c’est d’abord fait pour les garçons
- avoir un effet négatif, en termes d’attractivité des maths, sur les filles.
Nous donnons quelques pistes, et aussi quelques informations, pour les discussions qui suivront les projections du film.
Pas de critique globale !
Il s’agit d’un très beau film sur les mathématiques : un film qui vise à rendre les mathématiques plus attractives ne peut qu’avoir, de ce fait, toute notre sympathie. En tant que mathématiciennes nous sommes enchantées de voir un film de cette qualité parler mathématiques et mettre en avant des problèmes cruciaux pour les mathématiques, comme ceux de l’attractivité ou de la responsabilité du mathématicien face à ce à quoi il contribue.
Il ne s’agit évidemment pas de faire le procès d’un film qui n’aborde pas la question de la place des femmes dans les mathématiques, ce film n’a pas vocation à traiter de toutes les questions afférentes aux mathématiques. Mais il y a lieu, à la suite de sa projection, de discuter de cette question, en considérant que le film nous renvoie une image qui mérite d’être étudiée.
Peut-on voir le film comme un reflet de notre communauté scientifique ?
Avec deux questions sous-jacentes sur les femmes en mathématiques :
- le film est-il le reflet de la réalité? Autrement dit, la place des femmes dans la recherche mathématique est-elle tout à fait mineure ?
- Le film est-il le reflet de la réalité telle qu’elle est vue par la société?
Les femmes mathématiciennes en France aujourd’hui.
On ne parlera ici que des femmes dans la recherche mathématique, la place des femmes dans l’éducation mathématique et la recherche dans ce domaine ne faisant plus aucun doute (ne boudons pas quand même l’occasion de signaler le grand prix international qui vient d’être décerné à Michèle Artigue).
Il y a deux façons de voir la place des femmes : de façon statistique, en regardant quelle en est la proportion dans chaque catégorie. On trouvera toutes les statistiques souhaitées sur le site de femmes & mathématiques, avec le constat alarmant qu?on est dans une phase de diminution.
Mais on peut aussi entrer dans la logique du film, qui d?une certaine façon montre les « vrais » mathématiciens, les « happy few », ceux qui comptent vraiment? D’où la question légitime : y a-t-il des femmes parmi les « vrais » mathéématiciens ? Ou y en a-t-il suffisamment peu pour que le fait qu’aucune n’apparaisse dans le film ne soit pas significatif ?
Voici quelques faits, qui sont livrés à l’analyse de chacun-e : la médaille d’argent du CNRS a été attribuée cette année à une femme, déjà largement pourvue en distinctions. Deux jeunes mathématiciennes ont eu l’an dernier (et c’était les premières femmes à l’avoir) le prix Henri Poincaré de physique mathématique, celui-là même qui a attiré pour la première fois l’attention des médias sur Cédric Villani avant la médaille Fields. En mathématiques financières, largement abordées dans le film, la figure incontournable est une femme, Nicole El Karoui. Plusieurs jeunes françaises ont eu des prix jeunes chercheurs européens, de grands prix de l’académie, … Trois séniors sont membres de l’académie des sciences, plusieurs des plus jeunes sont à l’Institut Universitaire de France. Nous doutons qu’il n’y ait aucune « vraie » mathématicienne en France. Il vaudrait mieux s’inquiéter d’en voir s’expatrier.
Et le film ?
En scientifiques faisons l?hypothèse qu’il reflète l’idée qu’on a de la recherche en maths, et que les mathématiques en France sont vues par les mathématiciens, par le public en général, et donc, bien naturellement, par l’oeiil d’un cinéaste ou d’un journaliste, comme profondément masculines. Et voici quelques faits qui viennent en appui à cette thèse : on en voit, des silhouettes féminines qui passent dans le lointain au hasard des images du film. S’agit-il d’une étudiante, une visiteuse de passage ? Mais non, il s’agit d’une académicienne des sciences…. Certaines séquences ont été abandonnées au montage. Pas de séquence avec des femmes, quand même ? Mais si, et même la contribution de la présidente d’une des deux organisations internationales pour les mathématiques.
Moins sexy, peut-être, les femmes ? C’est sûrement vrai. Il leur faut encore un peu de temps pour acquérir l’aisance nécessaire pour trouver le bon mot devant les caméras, elles sont souvent timides (encore que, pas toutes!). Ce n’est pas un hasard si la seule femme chercheuse en mathématiques qui apparaît dans le film est une américaine. Là-bas on ne badine pas avec la parité. Et pourtant les étrangères nous envient, justement, notre kyrielle de mathématiciennes brillantes. Peut-être ont-elles refusé ? Peut-être étaient-elles moins photogéniques ? Pourtant la petite lumière qui a plu à Olivier Peyon est aussi dans leurs yeux.
Des machistes, les mathématiciens ?
Non, et si ceux qui apparaissent dans le film avaient été interrogés sur le sujet, ils auraient tous dit qu’il n?y avait pas assez de femmes en mathématiques. Ils en sont convaincus. Aucune chance d’avoir de leur part une réponse aussi haute en couleurs que celle du directeur du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP). Ils espèrent tous attirer des étudiants vers les mathématiques, et sont tout à fait conscients du fait qu’il n’est pas seulement juste et équitable qu’il y ait une proportion grandissante de filles, mais nécessaire pour l’avenir de la discipline. Mais la question est mise, la plupart du temps, de côté. Ce qui n’empêche pas certains de se plaindre qu’elle soit omniprésente !
Que se passe-t-il alors ? Les réponses, nous les connaissons : la vision du pouvoir (politique, financier, intellectuel) reste encore très masculine. Les stéréotypes sont partout.
Conclusion
Ne pas laisser passer cette magnifique occasion de décortiquer l’image presqu’entièrement masculine des mathématiques.
Comme on l’a vu, le film d’Olivier Peyon ne reflète pas vraiment la réalité d’aujourd’hui ! Que sera celle de demain ? La jeune génération est là pour bousculer tout cela. Il y a de plus en plus de mathématiciennes (mais aussi des réalisatrices!) qui se battent pour être mieux reconnues.
Ce problème concerne évidemment femmes et hommes. Si l’image du « vrai » mathématicien, si la notion d' »excellence » laissent place à plus de diversité, chacun-e (ou presque) y gagnera.
Le 3 décembre 2013
Valérie Berthé et Aline Bonami